L’automne 2025 restera gravé dans la mémoire des marchés financiers comme le moment où la confiance euphorique dans l’intelligence artificielle a commencé à vaciller. Michael Burry, l’investisseur légendaire qui avait anticipé la crise des subprimes de 2008, révèle des positions baissières de 1,1 milliard de dollars contre Nvidia et Palantir. Parallèlement, Deutsche Bank publie une série d’avertissements sur la croissance « parabolique » et insoutenable des investissements dans l’IA. La semaine du 4 novembre marque un tournant : le Nasdaq chute de près de 3%, les valeurs technologiques perdent des centaines de milliards de capitalisation, et les analystes commencent à évoquer ouvertement une bulle technologique. Derrière ces événements se dessinent les contours d’une transformation profonde : non pas la fin de l’intelligence artificielle, mais la fin d’une phase d’exubérance irrationnelle qui avait déconnecté les valorisations de toute réalité économique.
Novembre 2025 – Quand les Cassandre de Wall Street Trouvent un Écho
Michael Burry : Le Retour du Prophète Contrarian
Il existe, dans l’histoire des marchés financiers, quelques figures dont les prédictions résonnent avec une autorité particulière. Michael Burry appartient à cette catégorie rare. Médecin reconverti en gestionnaire de fonds, il s’était illustré en 2005 en pariant contre le marché immobilier américain alors au sommet de sa gloire. Son analyse, jugée délirante par ses pairs, s’était révélée prophétique lorsque la crise des subprimes avait emporté l’économie mondiale en 2008. Christian Bale l’a incarné dans le film « The Big Short », immortalisant cette capacité singulière à voir ce que d’autres refusent de regarder.
Le 31 octobre 2025, après deux années de silence sur les réseaux sociaux, Burry réapparaît avec un message cryptique accompagné d’une image extraite du film : « Parfois, nous voyons des bulles. Parfois, il y a quelque chose à faire. Parfois, le seul coup gagnant est de ne pas jouer. » Quatre jours plus tard, le dépôt réglementaire 13F de son fonds Scion Asset Management révèle l’ampleur de sa conviction : 912 millions de dollars en options de vente (puts) sur Palantir Technologies et 187 millions sur Nvidia. Ces positions représentent environ 80% de son portefeuille américain déclaré.
La révélation provoque une onde de choc. Nvidia, devenue le symbole même de la révolution IA avec une capitalisation dépassant les 5 000 milliards de dollars, se retrouve dans le viseur de l’homme qui avait vu juste en 2008. Palantir, spécialiste de l’analyse de données propulsé par l’enthousiasme IA avec une hausse de 175% depuis le début de l’année, subit immédiatement une correction. Les actions chutent de 8% le jour de l’annonce malgré des résultats trimestriels dépassant les attentes.
Les Positions Baissières qui Ébranlent la Confiance
Burry ne se contente pas de positions financières. Les jours précédant le dépôt 13F, il partage sur X une série de graphiques soigneusement choisis. Le premier provient de Bloomberg et illustre le financement circulaire entre OpenAI, Nvidia et Microsoft : Nvidia vend des processeurs graphiques à OpenAI, qui développe des modèles hébergés sur Azure de Microsoft, lui-même grand acheteur de puces Nvidia. Un cercle qui ressemble davantage à une construction artificielle qu’à une économie organique.
Le deuxième graphique compare les dépenses d’investissement technologiques actuelles à celles de l’ère dotcom. Les courbes se superposent avec une précision troublante. Le troisième document, un article de Fortune datant de juin 2002, décrit l’effondrement du secteur des télécommunications lorsque la demande s’était effondrée après une phase de surinvestissement massif. Le message est limpide sans avoir besoin d’être explicite.
Alex Karp, le fondateur controversé de Palantir, réagit avec virulence sur CNBC : « L’idée de shorter les puces et l’ontologie est complètement folle. Il parie contre l’IA elle-même. » Pourtant, cette colère trahit peut-être une nervosité. Le ratio cours/bénéfice futur de Palantir atteint 228, un niveau que même les plus fervents défenseurs de l’entreprise peinent à justifier rationnellement. Nvidia, avec un ratio de 50, apparaît presque raisonnable en comparaison, bien que ce chiffre reste nettement supérieur aux standards historiques des entreprises de semi-conducteurs.
Burry décline tout commentaire lorsque les journalistes le sollicitent. Son silence est éloquent. Ceux qui connaissent son parcours savent qu’il a souvent eu tort à court terme avant d’avoir raison de manière spectaculaire. Sa position short sur Tesla en 2021 avait d’abord semblé désastreuse lorsque l’action avait doublé dans les six mois suivants, avant de s’effondrer de 70% en 2022. La question n’est donc pas de savoir si Burry se trompe, mais quand le marché lui donnera raison.
Deutsche Bank et l’Alerte sur la Croissance Parabolique
« L’IA Sauve Littéralement l’Économie Américaine »
Lorsqu’une institution bancaire de l’envergure de Deutsche Bank publie une note d’analyse alarmiste, les investisseurs avisés tendent l’oreille. En septembre 2025, George Saravelos, directeur mondial de la recherche sur les devises, adresse à ses clients un message d’une clarté dérangeante : « Les machines IA sauvent littéralement l’économie américaine en ce moment. En l’absence de dépenses liées à la technologie, les États-Unis seraient proches de la récession, voire en récession cette année. »
Cette affirmation, aussi spectaculaire qu’elle paraît, repose sur des données vérifiables. Les dépenses d’investissement en intelligence artificielle ont contribué davantage à la croissance économique américaine en 2025 que l’ensemble des dépenses de consommation combinées. Goldman Sachs estime que les investissements en capital IA ont atteint 368 milliards de dollars jusqu’en août, un chiffre qui dépasse le PIB de pays comme l’Autriche ou l’Irlande.
Mais Saravelos ne s’arrête pas à ce constat. Il poursuit avec une observation qui bouleverse l’analyse conventionnelle : « La croissance ne provient pas de l’IA elle-même, mais de la construction des usines pour générer la capacité IA. » En d’autres termes, l’économie ne bénéficie pas encore des gains de productivité promis par l’intelligence artificielle. Elle profite simplement de l’argent dépensé pour construire l’infrastructure : les centres de données, les systèmes énergétiques, les réseaux de refroidissement, les bâtiments eux-mêmes.
Cette distinction est fondamentale. Elle révèle que l’enthousiasme actuel repose sur une promesse future plutôt que sur une création de valeur présente. Les investisseurs parient que les milliards investis aujourd’hui généreront des revenus suffisants demain. Mais si ce « demain » tarde à venir, ou si les revenus s’avèrent inférieurs aux prévisions, l’édifice entier vacille.
L’Insoutenabilité Mathématique du Modèle Actuel
La note de Deutsche Bank devient encore plus préoccupante lorsqu’elle aborde la question de la durabilité. « La mauvaise nouvelle, écrit Saravelos, est que pour que le cycle technologique continue de contribuer à la croissance du PIB, l’investissement en capital doit rester parabolique. C’est hautement improbable. »
Le terme « parabolique » mérite explication. En mathématiques, une parabole est une courbe qui s’accélère de plus en plus rapidement. Une croissance parabolique signifie que chaque période nécessite un investissement supérieur à la période précédente, et ce de manière croissante. Si vous investissez 100 milliards ce trimestre, il vous faudra 150 le suivant, puis 225, puis 340, et ainsi de suite. Cette progression exponentielle est physiquement et financièrement insoutenable dans un monde fini.
Jim Reid, responsable de la recherche macro et thématique chez Deutsche Bank, ajoute une dimension supplémentaire à l’analyse. Il observe que le S&P 500 a progressé de 13,81% depuis le début de l’année, tandis que sa version équipondérée n’a gagné que 7,65%. Cette divergence illustre la concentration extrême du marché : seuls sept géants technologiques, surnommés les « Magnificent Seven » (Apple, Microsoft, Alphabet, Amazon, Meta, Tesla, Nvidia), portent l’ensemble de la croissance. Les 493 autres entreprises de l’indice stagnent.
Torsten Sløk, économiste en chef chez Apollo Management, formule le problème avec brutalité : « La conclusion est une fois de plus qu’il existe un degré extrême de concentration dans le S&P 500, et que les investisseurs en actions sont dramatiquement surexposés à l’IA. » Cette concentration crée une vulnérabilité systémique. Si l’un des piliers faiblit, c’est l’ensemble de l’édifice qui risque de s’effondrer.
Un dernier chiffre complète ce tableau inquiétant. Selon Bain & Company, pour justifier les investissements en infrastructure IA et satisfaire la demande anticipée d’ici 2030, l’industrie devrait générer 2 000 milliards de dollars de revenus annuels. Même dans les scénarios optimistes, incluant tous les gains de productivité potentiels, le monde accuserait encore un déficit de 800 milliards de dollars. L’arithmétique ne fonctionne tout simplement pas.
La Semaine du 4 Novembre – Anatomie d’une Correction
Le Nasdaq Vacille : -3% en Cinq Jours
La première semaine de novembre 2025 s’inscrit dans les annales boursières comme un moment de bascule psychologique. Le jeudi 6 novembre, le Nasdaq Composite chute de près de 2%. Le vendredi 7, la baisse atteint 1,9%, portant la perte hebdomadaire à environ 3%. Pour un indice qui avait gagné 22% depuis le début de l’année, cette correction peut sembler modeste. Mais son importance réside moins dans son ampleur que dans ce qu’elle révèle : un changement de sentiment, une fissure dans la confiance collective.
Les analystes qualifient cette semaine de « pire performance depuis avril 2025 », référence à l’épisode du « Liberation Day » lorsque l’annonce de tarifs réciproques par l’administration Trump avait provoqué une vente panique généralisée. Cette fois, le catalyseur est différent mais tout aussi puissant : la prise de conscience progressive que les valorisations des entreprises d’IA pourraient être déconnectées de leur capacité à générer des profits.
Nvidia perd environ 7% sur la semaine malgré une capitalisation boursière qui avait récemment dépassé les 5 000 milliards de dollars, faisant de l’entreprise la première société cotée à franchir ce seuil. Palantir chute de 11%, effaçant une partie substantielle des gains spectaculaires accumulés depuis janvier. Oracle, qui avait bondi de 36% en une seule journée en septembre après l’annonce d’un partenariat avec OpenAI, voit presque tous ces gains s’évaporer. Microsoft, Amazon, Alphabet suivent le mouvement, chacun perdant entre 4% et 6%.
Ce qui frappe les observateurs est la soudaineté du retournement. Quelques jours auparavant, l’euphorie régnait encore. Les dirigeants technologiques multipliaient les déclarations enthousiastes sur l’avenir radieux de l’IA. Les médias relayaient quotidiennement des annonces de nouveaux investissements, de nouvelles fonctionnalités, de nouvelles promesses. Puis, en quelques séances, l’atmosphère change. Les investisseurs commencent à se poser des questions qu’ils avaient refoulées : et si la croissance ralentissait ? Et si les revenus ne matérialisaient pas ? Et si nous étions dans une bulle ?
770 Milliards Évaporés le 10 Octobre – Prélude à la Tempête
Pour comprendre pleinement la correction de novembre, il faut remonter au 10 octobre 2025, journée qui constitue peut-être le véritable commencement de la fin de l’euphorie. Ce jour-là, les sept géants technologiques perdent collectivement 770 milliards de dollars de capitalisation boursière en une seule séance. Nvidia subit la plus grosse perte avec 229 milliards évaporés. Amazon perd 121 milliards. Microsoft, 85 milliards.
Le déclencheur ? Une combinaison toxique de facteurs. D’abord, les craintes liées aux tarifs douaniers et à une possible guerre commerciale avec la Chine. Ensuite, des commentaires de Jensen Huang, PDG de Nvidia, suggérant que la Chine pourrait rattraper son retard technologique en matière d’IA plus rapidement qu’anticipé. Enfin, et peut-être surtout, une accumulation de doutes sur la rentabilité réelle des investissements massifs en intelligence artificielle.
Sur une période de trois semaines entre février et mars 2025, le marché avait déjà connu une purge similaire avec 2 700 milliards de dollars de capitalisation perdus par les mêmes géants. Ces corrections répétées révèlent une volatilité structurelle inhérente à des valorisations excessives. Lorsqu’un actif est surévalué, il suffit d’un changement marginal dans les perspectives pour provoquer des ajustements violents.
Les volumes d’échange explosent lors de ces journées de baisse. Les algorithmes de trading automatique amplifient les mouvements, créant des spirales auto-réalisatrices. Les investisseurs institutionnels qui avaient accumulé des positions durant la phase haussière commencent discrètement à réduire leur exposition. Les fonds spéculatifs tentent de profiter de la volatilité en prenant des positions courtes. L’indice VIX, qui mesure la peur sur les marchés, bondit de 16% certains jours avant de se stabiliser.
Ce qui distingue ces corrections de simples prises de bénéfices techniques est leur récurrence et leur ampleur croissante. Elles suggèrent que le marché teste répétitivement la résilience de la thèse haussière sur l’IA, et que cette thèse montre des signes de fragilité croissants. Chaque nouvelle correction érode un peu plus la confiance, rapprochant le moment où le sentiment collectif basculera définitivement.
OpenAI et Nvidia – L’Alliance Qui Nourrit la Vulnérabilité Systémique
Le Paradoxe OpenAI : Innovation Réelle, Modèle Économique Fragile
OpenAI incarne simultanément le meilleur et le plus problématique de l’écosystème IA actuel. D’un côté, l’entreprise a déclenché une révolution technologique incontestable. ChatGPT, lancé fin 2022, a franchi le cap des 800 millions d’utilisateurs hebdomadaires en novembre 2025, un chiffre qui dépasse celui de plateformes établies depuis des décennies. Ses modèles GPT-4 et GPT-5 repoussent continuellement les frontières de ce que l’intelligence artificielle peut accomplir. Sora, son outil de génération vidéo, impressionne par sa capacité à créer des séquences complexes à partir de simples descriptions textuelles.
De l’autre côté, les fondamentaux économiques suscitent une inquiétude croissante. OpenAI génère des revenus substantiels, estimés entre 2 et 3 milliards de dollars annuels via les abonnements ChatGPT Plus et les licences API pour développeurs. Mais ces revenus demeurent insignifiants comparés aux coûts opérationnels. L’entraînement de GPT-5 aurait coûté plusieurs milliards de dollars. Chaque requête utilisateur consomme de la puissance de calcul, donc de l’énergie et de la capacité serveur, créant une structure de coûts qui croît proportionnellement à l’usage.
Cette équation économique défavorable force OpenAI à lever des capitaux en continu. Sa valorisation, qui dépasse désormais 80 milliards de dollars selon certaines estimations, repose entièrement sur la promesse d’une rentabilité future. Les investisseurs parient que l’entreprise atteindra une masse critique où les économies d’échelle compenseront les coûts fixes. Mais ce pari suppose deux conditions difficiles à réunir : une croissance exponentielle continue et une absence de concurrents viables capables de fragmenter le marché.
La controverse éclate début novembre lorsque Sarah Friar, directrice financière d’OpenAI, suggère lors d’une conférence que le gouvernement américain pourrait devoir apporter un soutien financier pour les 1 400 milliards de dollars d’infrastructure (puces et centres de données) que l’entreprise prévoit de déployer. Le retour de bâton est immédiat. Les dirigeants se rétractent rapidement, affirmant que leurs propos ont été mal interprétés. Mais le mal est fait. Mike O’Rourke, stratège de marché chez JonesTrading, résume brutalement : « Presque toutes les grandes entreprises technologiques américaines ont célébré leur enchevêtrement avec une société qui manque de ressources pour honorer ses obligations. Ces entreprises ont chacune invité un degré d’incertitude bien plus grand dans leurs prévisions financières. »
Nvidia, Monopole Incontesté et Point de Défaillance Unique
Si OpenAI est le visage public de la révolution IA, Nvidia en est le muscle invisible. Ses processeurs graphiques H100 et A100, conçus initialement pour le rendu 3D dans les jeux vidéo, se sont révélés idéalement adaptés aux calculs massivement parallèles nécessaires à l’entraînement des réseaux neuronaux. Cette convergence technologique fortuite a propulsé Nvidia en position de quasi-monopole : l’entreprise contrôle plus de 90% du marché des GPU pour l’IA.
Les chiffres témoignent de cette domination extraordinaire. En 2024, Nvidia a enregistré une croissance de revenus de 265% sur un an, atteignant près de 60 milliards de dollars. Une puce H100 se vend entre 25 000 et 40 000 dollars, et les centres de données en achètent par milliers. Les marges bénéficiaires dépassent les 70% sur certains produits, des niveaux historiquement rares dans l’industrie des semi-conducteurs. Jensen Huang, le PDG à la veste de cuir devenu icône du secteur tech, voit sa fortune personnelle exploser au rythme de l’ascension de son entreprise.
Mais cette réussite spectaculaire engendre une fragilité systémique. L’ensemble de l’écosystème IA dépend d’un fournisseur unique. Toute perturbation dans la chaîne d’approvisionnement de Nvidia se répercute instantanément sur chaque acteur du secteur. Les restrictions d’exportation vers la Chine imposées par le gouvernement américain ont déjà forcé l’entreprise à développer des versions bridées de ses puces, réduisant ses marchés potentiels. Les délais de livraison peuvent atteindre plusieurs mois, créant des goulets d’étranglement qui ralentissent le développement de nouveaux modèles.
La dépendance devient circulaire et potentiellement toxique. En septembre 2025, Nvidia annonce un investissement de 100 milliards de dollars dans OpenAI, incluant la fourniture de puces et une participation au capital. L’opération fait partie du vaste « Stargate Project » visant à construire 10 gigawatts de capacité de calcul IA. Apparemment, c’est une preuve de confiance mutuelle. En réalité, cela ressemble à un client finançant son fournisseur pour que celui-ci puisse lui acheter des produits. Bloomberg publie un graphique illustrant ces flux financiers croisés entre Nvidia, OpenAI, Microsoft et d’autres acteurs. L’image évoque moins une économie robuste qu’un château de cartes maintenu par des accords internes.
Des concurrents émergent, certes. AMD tente de grignoter des parts de marché avec ses puces MI300. Des startups comme Cerebras ou Graphcore proposent des architectures alternatives. Google développe ses propres TPU (Tensor Processing Units) pour réduire sa dépendance externe. Mais ces efforts restent marginaux face à l’avance technologique et à l’effet de réseau dont bénéficie Nvidia. Les développeurs maîtrisent CUDA, la plateforme logicielle propriétaire de Nvidia. Migrer vers un autre écosystème représente un coût et un risque que peu d’entreprises sont prêtes à assumer.
Cette situation rappelle celle d’Intel dans les années 1990, lorsque l’entreprise dominait le marché des processeurs PC au point que son moindre faux pas pouvait paralyser l’industrie entière. Mais là où Intel fournissait des ordinateurs personnels, Nvidia alimente ce qui est censé être la prochaine révolution industrielle. Les enjeux sont incomparablement plus élevés, tout comme les risques.
Les Signaux Précurseurs d’une Bulle Technologique
Financement Circulaire et Valorisations Déconnectées
L’un des signaux d’alarme les plus criants réside dans les flux financiers circulaires qui caractérisent l’écosystème IA actuel. Bloomberg a publié en octobre 2025 une analyse détaillée de ces arrangements qui soulève des questions fondamentales sur la solidité économique du secteur. Le schéma type fonctionne ainsi : Nvidia vend des processeurs graphiques à OpenAI pour plusieurs milliards de dollars. OpenAI développe des modèles d’IA hébergés sur Azure, la plateforme cloud de Microsoft, qui paie OpenAI pour l’accès à ces modèles. Microsoft, de son côté, achète massivement des puces Nvidia pour équiper ses centres de données Azure. Nvidia investit ensuite dans OpenAI et d’autres startups IA qui deviennent à leur tour ses clients.
Ce mécanisme n’est pas intrinsèquement frauduleux. Il ressemble aux alliances stratégiques qui ont toujours structuré l’industrie technologique. Mais son ampleur et sa généralisation créent une illusion de croissance organique. Les revenus comptables gonflent artificiellement : chaque acteur enregistre des ventes qui proviennent en partie d’argent recyclé au sein du même cercle fermé. Lorsque Jeff Bezos commente en octobre qu’on se trouve probablement dans une « bulle industrielle » où toutes les idées, bonnes comme mauvaises, reçoivent du financement, il décrit précisément ce phénomène.
Les valorisations atteignent des sommets vertigineux déconnectés de toute métrique financière traditionnelle. Des startups d’IA qui perdent des centaines de millions par an sont valorisées à plusieurs milliards. Le simple fait d’intégrer le mot « IA » dans sa communication d’entreprise peut doubler un cours de bourse, même si l’application concrète reste cosmétique. Les investisseurs en capital-risque, craignant de rater la prochaine révolution technologique, acceptent des valorisations qu’ils jugeraient absurdes dans n’importe quel autre contexte.
Cette dynamique rappelle irrésistiblement la bulle internet de 2000, lorsque la simple existence d’un nom de domaine « .com » suffisait à attirer des centaines de millions d’investissement. Pets.com, qui vendait des accessoires pour animaux en ligne, avait levé 82 millions de dollars et était valorisé à 300 millions lors de son introduction en bourse en février 2000. L’entreprise a fait faillite neuf mois plus tard, ayant dépensé des fortunes en publicité (notamment un spot durant le Super Bowl) pour des revenus dérisoires. Des centaines d’histoires similaires ont émaillé l’éclatement de la bulle dotcom.
La Concentration Extrême du S&P 500
Un indicateur technique révèle l’ampleur du déséquilibre actuel du marché. Lorsqu’on compare le S&P 500 standard, pondéré par la capitalisation boursière, à sa version équipondérée où chaque entreprise compte également, l’écart atteint des niveaux historiques. Au 7 novembre 2025, l’indice standard affiche une progression de 13,81% depuis le début de l’année, tandis que la version équipondérée ne gagne que 7,65%. Cette divergence de 6 points de pourcentage provient entièrement de la surperformance des sept géants technologiques.
Pour mettre ce phénomène en perspective, les Magnificent Seven représentent environ 30% de la capitalisation totale du S&P 500, alors qu’ils ne constituent que 1,4% du nombre d’entreprises. Leur poids dans l’indice a pratiquement doublé en trois ans. Cette concentration crée une situation où les mouvements de quelques actions dictent la direction de l’ensemble du marché. Lorsque Nvidia perd 5%, le S&P 500 baisse de 0,5% même si les 493 autres entreprises sont stables.
Les parallèles avec les périodes précédant des krachs majeurs sont troublants. En 1999, au sommet de la bulle internet, les valeurs technologiques du Nasdaq représentaient une proportion similaire de la capitalisation boursière totale. En 1929, avant le krach qui a déclenché la Grande Dépression, quelques conglomérats industriels dominaient les indices avec une concentration comparable. Dans les deux cas, la correction qui a suivi a été brutale et prolongée. Le Nasdaq a perdu 78% entre mars 2000 et octobre 2002. Le Dow Jones a chuté de 89% entre 1929 et 1932.
Les défenseurs du marché actuel arguent que cette fois est différent car les entreprises dominantes sont réellement rentables, contrairement aux startups dotcom déficitaires de 2000. C’est partiellement vrai : Apple, Microsoft et Alphabet génèrent des dizaines de milliards de bénéfices annuels. Mais cet argument ignore deux éléments cruciaux. D’abord, même des entreprises profitables peuvent être surévaluées si le prix payé dépasse leur capacité à générer des flux de trésorerie futurs. Ensuite, la concentration extrême signifie que toute déception, même marginale, sur les perspectives de croissance de ces géants provoquera des corrections disproportionnées affectant l’ensemble du marché.
Les stratèges de plusieurs banques d’investissement, dont Goldman Sachs et Morgan Stanley, ont émis des avertissements discrets à leurs clients fortunés depuis l’été 2025. Ils recommandent de réduire l’exposition aux valeurs technologiques et de diversifier vers des secteurs plus défensifs comme la santé, les biens de consommation de base ou les services publics. Ces conseils reflètent une prise de conscience progressive que les valorisations actuelles ne sont plus soutenables et qu’une correction, de l’ordre de 10% à 20% selon certains, est probable dans les 12 à 24 prochains mois.
Comparaison Historique – Dotcom 2000 vs Bulle IA 2025
Les Similitudes Troublantes
L’histoire des marchés financiers se répète rarement à l’identique, mais elle rime souvent avec une précision déconcertante. La bulle dotcom de 1999-2000 et la bulle IA de 2023-2025 partagent suffisamment de caractéristiques communes pour justifier une comparaison approfondie.
Premier point de similitude : l’émergence d’une technologie réellement transformatrice. Internet n’était pas un mirage. Il a effectivement révolutionné nos sociétés, nos économies, nos modes de vie. De la même manière, l’intelligence artificielle générative représente une avancée technologique authentique aux applications concrètes. Le problème n’est jamais la technologie elle-même, mais la valorisation excessive et la croyance qu’une nouvelle ère économique abolit les règles fondamentales de la création de valeur.
Deuxième similitude : la multiplication d’acteurs dont les modèles économiques ne fonctionnent pas. En 2000, des centaines d’entreprises internet perdaient de l’argent sur chaque transaction mais affirmaient qu’elles « se rattraperaient sur le volume ». Cette logique absurde était acceptée car les investisseurs espéraient que la taille du marché compenserait les marges négatives. Aujourd’hui, de nombreuses startups IA dépensent des fortunes en infrastructure et en talents tout en générant des revenus insuffisants. Elles justifient leurs pertes par la nécessité d’acquérir rapidement des parts de marché avant que la concurrence ne se renforce. La rhétorique change, mais la dynamique reste identique.
Troisième point commun : l’euphorie irrationnelle des investisseurs particuliers. En 1999-2000, des employés de bureau quittaient leur travail pour devenir day-traders, convaincus qu’ils allaient s’enrichir rapidement en achetant n’importe quelle action dotcom. En 2024-2025, les forums d’investissement en ligne regorgent de témoignages d’investisseurs retail ayant misé leur épargne entière sur Nvidia ou des ETF spécialisés dans l’IA. Le FOMO (Fear Of Missing Out), cette peur viscérale de rater l’opportunité du siècle, pousse des millions de personnes à prendre des risques démesurés. Joseph Kennedy aurait déclaré avant le krach de 1929 qu’il était temps de vendre lorsque son cireur de chaussures lui donnait des conseils boursiers. Le principe reste valable : quand tout le monde est convaincu qu’une tendance va continuer indéfiniment, c’est généralement le signal qu’elle touche à sa fin.
Quatrième ressemblance : l’invention de nouvelles métriques pour justifier des valorisations extravagantes. En 2000, les analystes parlaient de « eyeballs » (nombre de visiteurs) ou de « click-through rates » plutôt que de revenus ou de profits. Ces nouvelles mesures étaient censées mieux capturer la valeur des entreprises internet. Aujourd’hui, on parle de « compute power », de « model parameters » ou de « AI readiness score ». Ces métriques ne sont pas dénuées de sens, mais elles servent trop souvent à détourner l’attention des fondamentaux économiques traditionnels : une entreprise doit ultimement générer plus d’argent qu’elle n’en dépense.
Pourquoi Cette Fois Pourrait Être Différent
Pourtant, malgré ces similitudes frappantes, des différences importantes suggèrent que la correction pourrait être moins catastrophique que celle de 2000-2002.
Différence majeure : la maturité financière des acteurs dominants. En 2000, la plupart des entreprises dotcom n’avaient jamais été rentables et beaucoup ne le seraient jamais. Aujourd’hui, les géants qui dominent l’écosystème IA sont des entreprises établies avec des flux de trésorerie massifs. Microsoft génère 70 milliards de dollars de profit annuel. Apple, plus de 100 milliards. Alphabet, environ 80 milliards. Ces entreprises peuvent absorber des pertes substantielles sur leurs initiatives IA sans mettre leur existence en péril. Elles ne feront pas faillite si l’IA déçoit les attentes. Elles ralentiront simplement leurs investissements et redéploieront les ressources ailleurs.
Deuxième distinction : l’adoption déjà massive de l’IA dans les usages quotidiens. En 2000, malgré l’excitation médiatique, relativement peu de gens utilisaient effectivement Internet dans leur vie professionnelle ou personnelle. Le taux de pénétration mondial était inférieur à 10%. L’infrastructure (connexions haut débit, ordinateurs abordables) n’existait pas encore à grande échelle. En 2025, ChatGPT compte 800 millions d’utilisateurs hebdomadaires. Des millions d’employés utilisent des outils d’IA générative quotidiennement pour rédiger des emails, analyser des données, créer du contenu. L’adoption a précédé la spéculation plutôt que de la suivre.
Troisième différence : les valorisations, bien qu’élevées, restent plus raisonnables qu’en 2000. Deutsche Bank a publié une analyse comparative révélatrice. Cisco, symbole de la bulle dotcom, s’échangeait à plus de 200 fois ses bénéfices en mars 2000. Microsoft atteignait 80 fois. Aujourd’hui, Alphabet et Meta se situent autour de 25 fois leurs bénéfices, Amazon et Microsoft autour de 35 fois. Nvidia, l’action la plus chère du lot, est à 50 fois. Ces ratios sont élevés selon les standards historiques, mais ils ne sont pas dans la stratosphère irrationnelle de l’an 2000. Une correction ramènerait les valorisations à des niveaux plus normalisés sans nécessairement déclencher un effondrement total.
Quatrième élément différenciateur : la régulation arrive plus rapidement. En 2000, les autorités ont été prises au dépourvu par la vitesse de l’expansion internet. Elles n’ont réagi qu’après l’éclatement de la bulle. En 2025, l’Europe a déjà adopté l’AI Act, une législation complète encadrant le développement et l’utilisation de l’intelligence artificielle. Les États-Unis préparent des réglementations similaires. Cette anticipation réglementaire pourrait freiner les excès avant qu’ils ne deviennent systémiques, même si elle impose des coûts de conformité qui favoriseront les grandes entreprises au détriment des startups.
La question n’est donc pas de savoir si nous sommes dans une bulle technologique – nous le sommes manifestement – mais plutôt de déterminer quelle sera l’ampleur de la correction lorsqu’elle arrivera. Une purge de 30% à 50% des valorisations IA, éliminant les acteurs les plus faibles et ramenant les autres à des niveaux soutenables, semble probable. Un effondrement de 80% style dotcom paraît moins vraisemblable, précisément parce que les fondations économiques sont plus solides qu’il y a vingt-cinq ans.
Conséquences et Repositionnement Stratégique
Impact sur l’Écosystème Startup et Capital-Risque
Les ondes de choc se propagent déjà dans l’écosystème des startups. Les fonds de capital-risque, qui levaient des capitaux avec une facilité déconcertante pour investir dans tout ce qui comportait « IA » dans son pitch, adoptent soudainement une prudence inhabituelle. Les « term sheets » (propositions d’investissement) incluent désormais des clauses de protection renforcées. Les valorisations négociées ressemblent de moins en moins aux sommes fantasques acceptées en 2023-2024.
Le phénomène des « down rounds », ces levées de fonds à une valorisation inférieure à la précédente, se multiplie silencieusement. Une startup valorisée à 500 millions de dollars lors de sa Série B se voit proposer 300 millions pour sa Série C. Pour les fondateurs et les premiers investisseurs, c’est une pilule amère : dilution douloureuse, reconnaissance implicite que les projections initiales étaient irréalistes, signal négatif pour le marché. Pour les employés détenant des stock-options, dont la valeur repose sur une valorisation croissante, c’est souvent la fin du rêve d’enrichissement rapide.
Certaines entreprises, incapables de lever des fonds additionnels et structurellement déficitaires, disparaissent discrètement. Elles rejoignent le cimetière des startups qui parsème chaque correction technologique. D’autres sont rachetées pour des montants dérisoires par rapport à leur valorisation passée – ce qu’on appelle des « acqui-hires », où l’acheteur paie essentiellement pour recruter l’équipe plutôt que pour la technologie ou le business. Les grandes entreprises technologiques profitent de cette faiblesse pour acquérir talents et propriété intellectuelle à prix cassé.
Ce processus de consolidation, aussi brutal soit-il, est économiquement sain. Il élimine les acteurs zombies qui survivaient grâce aux perfusions de capital externe sans jamais démontrer de viabilité économique. Il libère des ressources – capitaux, talents, attention – qui peuvent se redéployer vers des projets plus robustes. Les économistes appellent cela la « destruction créatrice » schumpétérienne. C’est douloureux pour ceux qui sont éliminés, mais nécessaire pour l’efficience globale du système.
Comment les Entreprises Doivent S’Adapter
Les entreprises qui aspirent à survivre et prospérer dans cette nouvelle phase post-euphorie doivent opérer des changements stratégiques fondamentaux.
Premier impératif : abandonner le discours grandiose et adopter un langage de rentabilité concrète. Les investisseurs ne veulent plus entendre parler d’intelligence artificielle générale qui va révolutionner l’humanité dans dix ans. Ils veulent voir des applications spécifiques qui génèrent des revenus mesurables dans les douze prochains mois. Le storytelling visionnaire, qui fonctionnait merveilleusement durant la phase haussière, devient un handicap durant la correction. La crédibilité repose désormais sur les fondamentaux : marges, cash-flow, chemin vers la profitabilité.
Deuxième nécessité : réduire la dépendance au hardware coûteux. Les entreprises qui ont construit leur modèle sur l’accès illimité aux GPU Nvidia à des prix stables découvrent douloureusement leur vulnérabilité. Les plus intelligentes explorent des architectures hybrides combinant cloud et edge computing, optimisent leurs modèles pour réduire les besoins en puissance de calcul, envisagent des fournisseurs alternatifs. Certaines développent même leurs propres puces spécialisées, suivant l’exemple de Google avec ses TPU. Cette diversification technologique coûte cher à court terme mais offre une résilience à long terme.
Troisième ajustement : se concentrer sur des niches défendables plutôt que sur des marchés généraux. La période d’euphorie encourageait les ambitions universelles : « nous allons transformer toutes les industries avec notre IA ». Cette approche ne fonctionne plus. Les entreprises qui survivent sont celles qui ont identifié un segment spécifique où elles possèdent un avantage incontestable – données propriétaires de qualité, expertise métier profonde, relations clients établies – et qui défendent cette position avec acharnement. Mieux vaut dominer un marché de niche de 100 millions de dollars que d’être un acteur marginal dans un marché théorique de 100 milliards.
Quatrième pivot : équilibrer innovation et discipline financière. L’époque où les entreprises brûlaient des centaines de millions en R&D sans se préoccuper de rentabilité est révolue. Les conseils d’administration exigent désormais des budgets justifiés, des jalons mesurables, des mécanismes de contrôle. Cela ne signifie pas abandonner l’innovation, mais l’encadrer dans une rigueur financière qui garantit la pérennité. Les meilleurs talents ne veulent pas travailler pour une entreprise brillante qui fera faillite dans deux ans ; ils veulent contribuer à quelque chose de durable.
Vision Prospective – L’IA Après la Purge Spéculative
Les Acteurs Qui Survivront à la Consolidation
Lorsque la poussière retombera – et elle retombera, comme elle l’a toujours fait après chaque bulle spéculative – un paysage transformé émergera. Certains acteurs auront disparu. D’autres auront été absorbés. Mais quelques-uns sortiront renforcés de cette épreuve darwinienne.
Les survivants partageront plusieurs caractéristiques communes. D’abord, une solidité financière permettant de traverser plusieurs années de vaches maigres sans nouveau financement externe. Les entreprises qui ont levé suffisamment de capital pour tenir 36 mois disposent d’un avantage décisif. Elles peuvent attendre que leurs concurrents plus fragiles disparaissent, puis capturer leurs parts de marché.
Deuxième trait distinctif : une différenciation technologique réelle et défendable. Utiliser les API d’OpenAI ne constitue pas un avantage compétitif ; n’importe quel concurrent peut faire la même chose du jour au lendemain. En revanche, avoir développé des algorithmes propriétaires pour des tâches spécifiques, avoir constitué des datasets d’entraînement uniques, avoir construit une expertise sectorielle profonde – voilà des barrières à l’entrée qui protègent contre la concurrence.
Troisième facteur de survie : des coûts de changement élevés pour les clients. Les entreprises dont les produits sont devenus des infrastructures critiques, profondément intégrées dans les systèmes de leurs clients, bénéficient d’une protection naturelle. Migrer vers un concurrent représenterait un coût et un risque tels que les clients préfèrent rester, même si l’alternative est légèrement meilleure ou moins chère. Cette « stickiness » crée une récurrence de revenus précieuse durant les périodes tumultueuses.
Parmi les entreprises actuelles, Nvidia conserve probablement sa position dominante malgré la correction. Son avance technologique, son écosystème logiciel CUDA, et l’inertie de l’industrie lui garantissent plusieurs années de leadership, même si ses marges se comprimeront et sa croissance ralentira. Microsoft, grâce à son intégration verticale (Azure, partenariat OpenAI, suite Office augmentée d’IA), survivra aisément et pourrait même renforcer sa position en acquérant des acteurs affaiblis. Alphabet et Amazon, avec leurs ressources colossales et leurs plateformes établies, traverseront la tempête sans difficulté majeure.
Les startups qui survivront seront probablement celles qui ont construit des solutions spécialisées pour des industries spécifiques : santé, finance, logistique. L’IA généraliste attirait l’attention médiatique, mais l’IA verticale génère la rentabilité. Une entreprise qui optimise les chaînes d’approvisionnement pharmaceutiques avec l’apprentissage automatique, créant des millions de dollars d’économies mesurables pour ses clients, dispose d’un modèle économique bien plus solide qu’une entreprise qui génère des images artistiques.
Vers une Maturité Économique du Secteur
La correction en cours marque le passage de l’adolescence à l’âge adulte de l’industrie de l’intelligence artificielle. Cette maturation comporte plusieurs dimensions.
Sur le plan technologique, l’obsession pour la taille des modèles (« bigger is better ») cède progressivement la place à une recherche d’efficience. Les modèles de langage atteignent des rendements décroissants : doubler le nombre de paramètres ne double pas les performances, loin s’en faut. Les coûts énergétiques et matériels deviennent prohibitifs au-delà d’un certain seuil. L’avenir appartient probablement à des modèles plus petits, plus spécialisés, plus économes, plutôt qu’à des monstres computationnels universels.
Sur le plan économique, le secteur converge vers des modèles de revenus éprouvés. Les abonnements SaaS, la tarification à l’usage, les licences d’entreprise – rien de révolutionnaire, mais des approches qui ont fait leurs preuves dans d’autres domaines technologiques. L’IA devient un outil, un moyen plutôt qu’une fin en soi. Les entreprises l’achètent non par fascination pour la technologie, mais parce qu’elle résout un problème spécifique de manière économiquement justifiable.
Sur le plan réglementaire, un cadre se construit progressivement. L’AI Act européen, malgré ses imperfections, établit des principes qui seront probablement adoptés globalement : transparence des algorithmes, protection des données d’entraînement, responsabilité en cas d’erreur. Ces réglementations augmentent les coûts de conformité, ce qui favorise naturellement les grandes entreprises capables de les absorber. La consolidation s’en trouve accélérée, pour le meilleur et pour le pire.
Sur le plan sociétal, les attentes se normalisent. L’IA ne remplacera pas l’intelligence humaine, elle l’augmentera. Les prédictions apocalyptiques (chômage de masse, obsolescence humaine) se révèlent aussi exagérées que les promesses utopiques (abondance universelle, résolution de tous les problèmes). La réalité, comme toujours, se situe quelque part entre ces extrêmes. L’IA transformera certains métiers, en créera d’autres, modifiera nos façons de travailler. Mais cette transformation sera progressive, décennale, négociée socialement.
L’intelligence artificielle survivra à sa propre bulle, comme Internet a survécu à la sienne. La correction éliminera les excès, stabilisera les valorisations, sélectionnera les acteurs viables. Dans cinq ou dix ans, nous regarderons en arrière et nous nous demanderons comment nous avons pu croire que des entreprises déficitaires valaient des dizaines de milliards. Mais nous reconnaîtrons aussi que cette phase d’exubérance, malgré ses excès et ses gaspillages, a permis des investissements massifs qui ont accéléré le développement technologique. Les bulles, pour destructrices qu’elles soient, jouent un rôle paradoxalement constructif dans l’histoire du progrès technique.
Conclusion – La Lucidité Comme Stratégie dans un Marché Euphorique
L’automne 2025 enseigne une leçon que les marchés financiers semblent condamnés à réapprendre génération après génération : l’euphorie collective ne suspend jamais les lois économiques fondamentales, elle en retarde simplement l’application. Michael Burry et Deutsche Bank n’ont pas créé la bulle IA, pas plus qu’ils ne déclenchent sa correction. Ils ont simplement eu le courage – ou l’inconscience, selon la perspective – de regarder les chiffres sans le filtre déformant de l’enthousiasme ambiant.
Les faits sont têtus. OpenAI, malgré son génie technologique indéniable, brûle des milliards sans perspective de rentabilité à court terme. Nvidia, pour dominant qu’il soit, incarne un point de vulnérabilité systémique dans un écosystème qui dépend excessivement d’un fournisseur unique. Le Nasdaq, après avoir grimpé de 22% en dix mois portés par sept entreprises, subit des corrections répétées qui érodent la confiance. Les flux financiers circulaires entre acteurs de l’IA créent une illusion de croissance organique qui s’évapore dès qu’on examine attentivement les bilans.
Pourtant, reconnaître ces fragilités n’équivaut pas à nier le potentiel transformateur de l’intelligence artificielle. La technologie est réelle, les applications sont concrètes, l’adoption est massive. ChatGPT a franchi les 800 millions d’utilisateurs hebdomadaires non par artifice marketing mais parce qu’il apporte une valeur tangible à des millions de personnes. Les gains de productivité dans certains domaines – rédaction, codage, analyse de données – sont mesurables et significatifs.
La distinction cruciale réside entre la valeur intrinsèque d’une technologie et le prix que les marchés lui assignent temporairement. Internet valait probablement les billions de dollars investis durant la bulle dotcom ; simplement, cet investissement aurait dû s’étaler sur deux décennies plutôt que de se concentrer sur trois années frénétiques. De même, l’intelligence artificielle justifiera probablement, à terme, les sommes colossales qui y sont consacrées. Mais cette justification prendra du temps, nécessitera des ajustements douloureux, passera par l’élimination d’acteurs qui ne créaient que l’illusion de valeur.
Pour les entrepreneurs, les investisseurs, les dirigeants qui naviguent ce paysage turbulent, la stratégie la plus sage consiste à cultiver la lucidité. Regarder les fondamentaux plutôt que les narratives. Privilégier la rentabilité démontrable plutôt que les promesses lointaines. Construire des modèles économiques robustes plutôt que de surfer sur les vagues spéculatives. Cette approche ne garantit pas le succès – rien ne le garantit – mais elle maximise les chances de survie lorsque la marée se retire et révèle qui nageait nu, pour reprendre la métaphore célèbre de Warren Buffett.
L’histoire économique nous enseigne que les corrections de marché, aussi douloureuses soient-elles, remplissent une fonction essentielle. Elles détruisent les mauvaises allocations de capital, punissent les paris imprudents, récompensent la discipline et la patience. Elles rappellent qu’aucune croissance ne peut être éternellement exponentielle dans un monde fini. Elles restaurent l’équilibre entre prix et valeur, entre espoir et réalité, entre innovation authentique et simple spéculation.
La bulle IA éclatera – ou plutôt, continue de se dégonfler progressivement sous nos yeux. Mais l’intelligence artificielle, elle, restera et continuera son développement. Les entreprises qui auront bâti sur du solide prospéreront. Celles qui n’auront construit que sur du vent disparaîtront. Et dans une décennie, nous regarderons cette période avec un mélange de nostalgie amusée pour l’exubérance perdue et de gratitude pour la maturité gagnée. Car c’est ainsi que progresse l’innovation technologique : par cycles d’euphorie et de correction, d’expansion et de consolidation, de rêves grandioses et de réalités terre-à-terre. La lucidité n’empêche pas l’ambition ; elle lui permet simplement de survivre assez longtemps pour se réaliser.
FAQ – Questions Essentielles sur la Bulle IA
1. Michael Burry a-t-il réellement shorté OpenAI ou seulement Nvidia et Palantir ?
Les documents réglementaires 13F déposés par Scion Asset Management révèlent des positions baissières sur Nvidia (187 millions de dollars) et Palantir (912 millions de dollars), mais pas directement sur OpenAI, qui n’est pas cotée en bourse. Cependant, en shortant Nvidia et d’autres acteurs exposés à l’écosystème IA, Burry parie indirectement contre le modèle économique dont OpenAI dépend. Ses publications sur X incluaient explicitement des graphiques concernant OpenAI et les financements circulaires, suggérant que sa thèse englobe l’ensemble de l’écosystème plutôt qu’une entreprise isolée.
2. Les avertissements de Deutsche Bank signifient-ils que la banque anticipe un krach imminent ?
Les notes de recherche de Deutsche Bank (septembre-novembre 2025) n’annoncent pas un effondrement imminent mais alertent sur une insoutenabilité structurelle. George Saravelos explique que la croissance « parabolique » des investissements IA ne peut continuer indéfiniment et que l’économie américaine dépend excessivement de ce secteur. La banque prédit davantage une période de volatilité accrue et de corrections progressives qu’un krach soudain style 2000 ou 2008. L’approche est celle d’une mise en garde prudentielle plutôt que d’une prédiction catastrophiste.
3. Le Nasdaq a-t-il vraiment perdu 1000 milliards de dollars le 7 novembre 2025 ?
La formulation nécessite nuance. Le 7 novembre 2025, le Nasdaq a chuté de 1,9%, clôturant une semaine à -3%. Les sept géants technologiques ont perdu 770 milliards de dollars de capitalisation le 10 octobre 2025 en une seule séance. Sur une période de trois semaines (février-mars 2025), ces mêmes entreprises avaient perdu 2 700 milliards. Le chiffre de « 1000 milliards » évoqué combine probablement plusieurs journées de correction ou fait référence à des pertes cumulées sur une période courte. L’ampleur de la correction est indéniable, même si le chiffre précis pour une journée spécifique demande vérification.
4. L’intelligence artificielle peut-elle s’effondrer comme les cryptomonnaies après 2021 ?
Non, pour une raison fondamentale : l’IA résout des problèmes concrets et génère de la productivité mesurable dès maintenant, contrairement aux cryptomonnaies dont l’utilité pratique reste débattue. ChatGPT compte 800 millions d’utilisateurs hebdomadaires qui accomplissent des tâches professionnelles réelles. Les entreprises mesurent des gains d’efficacité tangibles dans la rédaction, le codage, l’analyse de données. Ce qui peut s’effondrer, ce sont les valorisations excessives d’entreprises spécifiques et le financement de projets non viables. Mais la technologie elle-même continuera son développement, exactement comme Internet après 2000.
5. Quelles entreprises sont les plus exposées à une correction de la bulle IA ?
Les plus vulnérables sont : les startups IA déficitaires sans chemin clair vers la rentabilité, dépendant de levées de fonds continues ; Palantir, avec un ratio cours/bénéfice de 228 ; les entreprises dont le modèle repose entièrement sur l’accès aux GPU Nvidia sans diversification ; les acteurs pratiquant du financement circulaire sans génération organique de revenus. Nvidia elle-même, malgré sa solidité financière, pourrait voir sa valorisation se comprimer significativement si la demande ralentit. Les géants établis (Microsoft, Google, Amazon) sont les moins exposés grâce à leurs revenus diversifiés.
6. Comment les investisseurs particuliers devraient-ils se positionner face à cette situation ?
La prudence commande plusieurs actions : diversifier immédiatement si le portefeuille est surexposé aux valeurs IA ; privilégier les entreprises rentables avec des fondamentaux solides plutôt que les promesses spéculatives ; conserver des liquidités pour profiter d’opportunités durant les corrections ; éviter de vendre en panique si une baisse survient mais réévaluer rationnellement chaque position ; considérer des secteurs défensifs (santé, biens de consommation) pour équilibrer l’exposition technologique. Surtout, ne jamais investir plus que ce qu’on peut se permettre de perdre, et consulter un conseiller financier pour une stratégie personnalisée. L’histoire montre que les corrections offrent souvent les meilleurs points d’entrée pour les investisseurs patients et disciplinés.
Source externe recommandée pour approfondir :
Bloomberg – Inside the AI Bubble: Circular Deals That Sparked a Tech Rally – Analyse détaillée des flux financiers circulaires entre Nvidia, OpenAI, Microsoft et autres acteurs de l’écosystème IA, documentant les mécanismes qui alimentent la bulle actuelle.









